Une présence enrichissante
Cette excursion se fait en compagnie de la Piumogna qui, la décorant et la sonorisant, lui donne ce caractère inoubliable qui la distingue: parce que la Piumogna, tout au long du parcours, est présente, de près ou de loin, par son eau qui descend, rapide, comme si elle avait hâte de se transformer, devant Faido, en cette cascade considérée, quand elle est en pleine forme, comme l'une des plus belles de Suisse. Cette hâte, qui sait qu'elle sera récompensée par l'admiration, n'empêche pas la Piumogna de donner, avant le grand spectacle final, d'autres spectacles, moins imposants certes, mais non pour autant moins fascinants; ce sont de petits spectacles qui ont, bien plus que le dernier, un enchantement raffiné, fait de nuances dosées, de touches de fantaisie, de moments non point grossiers mais intensément sensibles qui mettent en évidence un cours d'eau qui de ruisseau se transforme en torrent, et de torrent devient, en s'élargissant, presque une rivière.
L'excursion nous fait assister à cette métamorphose, mais à contre-courant, dirons- nous, nous faisant ainsi savourer tout ce qu'il y a de magique dans une découverte qui conduit à la naissance d'une source au milieu d'une nature qui est encore celle que Lucio Mari embrassait, en 1868, dans son "Canto del giovanetto ticinese": "Montagnes chéries - pâturages bien-aimés! où le ruisseau se mêle et se confond".
Tout au long du trajet on marche, les yeux et les oreilles pleins d'un ruisseau qui chantonne et rit, interroge et répond, murmure et soupire, appelle et répète, raconte et rappelle et, en même temps, s'amuse et, dans son jeu, fait semblant de se perdre ou de s'arrêter, de disparaître ou de revenir sur ses pas. A de certains moments, il se partage en deux sans raison et l'herbe, sur cette île inattendue, croît plus haut, comme si elle prévoyait une crue et voulait continuer à respirer la lumière; à d'autres moments il s'élargit d'un seul coup, donnant de la couleur aux pierres et éclaircissant le pâturage tandis qu'à d'autres encore, il se rétrécit et change de voix et de couleur (quand il peine à se frayer un chemin entre deux rochers, il devient si blanc que l'on pourrait croire que le frottement en a extrait le bleu et ses variations, ne lui laissant, lactescente, que la substance qui le rend élément chimique, et court sans les reflets chromatiques de la transparence).
Le paysage, à l'entour, est assez vaste pour accueillir les névés (tapis délavés, posés contre la montagne pour cacher Dieu sait quoi!), l'alpe (et la croix qui en indique la position le protège surtout de la foudre), les pierrailles (parmi lesquelles émergent d'énormes blocs qui évoquent des troncs pétrifiés; mais sur l'un de ces troncs un arbre, un vrai celui-là, a poussé là comme un étendard écologique), un biotope (avec ses tritons alpestres et ses linaigrettes: flocons volants accrochés à des tiges plantées dans la boue) et les glaciers (qui, par leur seule présence, rafraîchissent l'air).
Quand enfin on parvient au Morghirolo, le décor se concentre et s'offre au regard en un raccourci, dense et cru, de crêtes et de pinacles qui attirent le regard avant de le laisser fluer vers le lac où coulent également l'herbe et la rocaille, qui se défient dans une course pour être la première à en toucher la surface.
D'un côté se trouvent des rocs cyclopéens jetés là en vrac et arrivés çà et là jusque dans l'eau; de l'autre une herbe qui, dans le Morghirolo, assemble de merveilleux puzzles de lumière, changeant au fil des heures la disposition des taches immobiles ou errantes et des traînées obliques ou parallèles.
La couleur du lac tire donc au gris et au vert, mais le premier, même s'il s'accorde harmonieusement avec celui des rocailles, n'a pas la puissance du second qui se donne en cent tonalités diverses, en une gamme flottante et sous-marine qui a le vert de l'aube (encore alourdi de franges noires), celui du vent (qui a des tremblements argentés), celui du zénith (qui a, au contraire, un étincellement intérieur tenant, tant il est intense, les poissons à l'écart) celui des colères (qui, ici, est toutefois filtré et, moins chargé, se déplace avec un désinvolte dandinement de méduse). Le lieu est merveilleusement tranquille, et la dernière neige semble l'avoir élu comme endroit pour attendre tranquillement la prochaine.
Quand la lumière s'atténue et que le Morghirolo se fait plus petit, le calme se fait particulièrement là où la rive forme un minuscule delta qui a ses fleurs, son herbe et son sable et apparaît, entre les âpres pics et les crêtes aiguisées, comme un petit monde de douceur en soi: les fleurs en sont si légères que le sifflement d'une marmotte pourrait en faire osciller la délicatesse nivéenne; l'herbe y entre dans l'eau et danse un ballet avec les vagues, qui ne l'écrasent pas; le sable y a des scintillements qui donnent à ses bancs, flanqués de langues végétales, une vie plus longue que celle du vert, aussitôt absorbée par l'ombre.
Dans le Morghirolo durent aussi les cimes projetées comme des silhouettes: elles sont plus basses, dans ces couples abstraits, que les vraies qui y sont aussi reflétées et le contraste fait partie d'une représentation dans laquelle l'eau est une diva superbe au milieu des rochers et des glaciers qui pourraient l'étouffer et qui, au contraire, lui servant de cadre, la mettent en valeur et en font une présence qui les rend encore plus beaux et justifie l'enthousiasme des participants à l'excursion faite avec le Club alpin tessinois en août 1894 qui, arrivés au but, crièrent en chœur: "Allons au Tencia, qui entre Lavizzara et Léventine se dresse, superbe belvédère de nos Alpes cantonales!"