Une présence amicale
On rencontre tout d'abord, au long de cette excursion, l'eau des mares de Grasso di Lago, avec son air préhistorique, peuplée comme elle l'est d'incomparables verts issus du fond, alors que l'herbe submergée, caressée par le soleil du matin, semble figée sous les branches brisées pareilles à des amphibiens immobiles qui guettent leur proie.
Le sentier est un couloir dont les fenêtres s'ouvrent sur l'autre versant de la vallée qui apparaît et réapparaît parmi les frondaisons qui couronnent les prés, chacune se distinguant par sa couleur: une couleur de toits et de champs, de bois touffus et de pentes déchirées. Variant dans sa luminosité, ce décor accompagne le sentier débouchant ensuite dans le grand bassin du Ravina qui a son silence et ses voix lorsque le silence se remplit de troupeaux que conduisent des cris et des aboiements: le pâturage, occupé par leur déplacement méthodique, se fait moins vaste sous la montagne qui descend, lissée et brossée, vers l'alpe.
Nous nous approchons des mélèzes pour parcourir à nouveau le silence qui prépare la rencontre avec le premier lac de l'excursion: le Ravina, qu'il faut admirer sans être dérangés par les cris ni par les tintements. Il apparaît, à première vue, indolemment gris, puis, comme s'il s'était aperçu de la déception de son observateur, s'imprègne de teintes, sans se hâter: on y découvre alors le vert de l'herbe fondue dans la transparence; celui des plantes qui, reflétées dans l'eau, se transforment en d'autres plantes dont émane la chlorophylle délicate et éclatante à la fois; la teinte des pierres qui, plus grises ou plus blanches, en dénotent la profondeur; celle de la neige qui se reflète et dure davantage dans le liquide froid sans été; celle de l'ombre se dissipant qui crée un élément chromatique flottant sombrement et s'échappe en frétillant, comme blessé, lorsqu'il est frappé par l'éclair.
C'est le vent qui apporte au Ravina ses éclairs et ses meilleurs moments: l'eau se couvre alors d'impalpables papillons qui évoluent vers la rive et, avant de la toucher et de s'évanouir à jamais, exécutent leur dernière figure argentée (c'est une danse qui se répète à intervalles réguliers, dirigée par un vent qui sait en peaufiner les effets d'optique et change son orientation, dirigeant du sud de liquides papillons plus vivaces et du nord de liquides papillons plus voyants).
Pas même le vent ne réussit toutefois à procurer un peu de bleu véritable au Ravina, ignorant cette couleur qui pourtant s'accorderait si bien avec les fleurs de ses berges, comme si le bleu ne pouvait respirer dans ses eaux, comme s'il était écrasé par les autres teintes, ou comme si, intentionnellement, il ne se laissait voir que la nuit, dans l'indigo lunaire réservé aux droits et aux plaisirs des étoiles.
Pour voir un bleu véritable il faut aller jusqu'au second lac, le Prato, que l'on atteint après avoir traversé de multicolores étalages de fleurs (certaines, de couleur violette, jurent par leur exubérance tropicale, qui les rend trop grasses et trop voyantes) et après avoir admiré, de haut, une plaine tortueuse, dont l'eau est si limpide que l'on dirait des tuyaux de cristal en lacets (tantôt, on l'entend creuser son chemin, tantôt on ne l'entend plus et on a l'impression qu'elle a été absorbée par le velours, très doux, de l'herbe tressée par le courant, qui s'écoule et paraît immobile, invitant ainsi à y tremper la main pour vérifier sa lisse évolution sans but).
Le lac, dont le nom signifie pré, est réellement un pré concave, où le vert et le bleu luttent continuellement pour la suprématie, aussi ils s'entrechoquent et s'enroulent autour d'un îlot qui ressemble à la maquette d'une île perdue, et parmi les pierres taillées qui étaient destinées, pense-t-on, à la construction de quelque mazot avant de finir submergées (un bloc s'est par contre arrêté à quelques pas de la rive, qui aurait à jamais rompu l'harmonie du Prato que le Ritom, en face, avec son collet de ciment, ne peut envier pour sa beauté intacte).
Il faut grimper un peu pour comprendre ce que signifie le bleu de ce lac si moelleusement agreste dans ses alentours, et qui ne peut être considéré comme alpin que si l'on tient compte des cimes qui l'entourent: c'est un bleu lisse, compact, métallique, qui le rend moins intime dans son éclatante et publique intensité, mais plus solennel dans sa charge chromatique, qui le classe parmi les manifestes qui font la propagande de la nature à travers la couleur de ses paysages.
Mis au défi, le vert, autour de Prato, se fait encore plus vert et le contraste sert à rendre inoubliable un spectacle auquel cet antagonisme des nuances n'ôte en rien le don de la paix, qui est ici une présence merveilleusement amie, où s'écoulent, comme dit le poète, "les instants et les millénaires.