La couleur et la profondeur
Le promeneur pénètre dans le val Tomè après avoir admiré Broglio depuis les hauteurs, Broglio dont l'église ne parvient pas à réunir autour d'elle les maisons éparses du village; il emprunte un sentier de pierres qui petit à petit se multiplient puis se raréfient, se transformant en des rochers de plus en plus gros, donnant l'impression que, par leur volume, la vallée apparaît de plus en plus étroite. Celle-ci, de l'autre côté du ruisseau, cherche à se montrer moins rude, parfois agréable, même.
Et puis on atteint les rochers, où l'eau coule comme sur un lit de satin blanc, la teinte de jaune, faisant paraître sa surface comme la peau d'une autre planète; là, la vallée se resserre encore plus, tandis que, sur les flancs, les crêtes s'abaissent, comme écrasées sous le poids des nuages (les arbres, qui s'accrochent à ces pentes, suivent les spectacle du soleil qui efface l'ombre et pénètre à son tour dans la pierre en la rajeunissant).
On parvient, alors, à un étroit défilé rocheux, sur lequel il pleut constamment, et l'on comprend, en s'y faufilant, que la vallée recourt à ces difficultés pour sauvegarder sa solitude, et que les endroits parfois même gracieux qu'elle avait montrés plus bas étaient destinés à rendre encore plus évidente, en haut, sa détermination à être laissée tranquille.
Arrivé enfin aux chalets du Corte Grande, on découvre un décor qui s'élargit sans avoir pour autant minaudé à l'adresse de qui regarde autour de soi et se demande où pourrait bien être le Tomeo; soudain on le découvre, là, quelques mètres plus bas, et la première pensée qui vient à l'esprit est que l'on s'est trompé de chemin, que l'on est allé trop haut - mais non, le Tomeo, accorde, malgré son caractère fier et revêche, la possibilité d'être examiné de haut, car ce lac ne doit pas être admiré, mais plutôt scruté pour en saisir les significations: c'est comme s'il voulait se présenter en une fois seulement, pour ne pas faire naître de malentendus, dans toute sa grandeur et avec tous ses contours.
L'atteindre n'est pas chose aisée; et l'absence aussi de sentiers appropriés est la preuve de l'aversion méprisante que le lieu manifeste envers ceux qui rompent par leur seule marche l'écrin qui défend le lieu qu'a choisi ce lac à la rudesse distante qui craint, plus que les pluies acides, le compliment facile.
Ce qui frappe aussitôt, c'est sa couleur violette, qui fait imaginer Dieu sait quelle profondeur, capabled'engloutir sans risque de déborder éboulements et avalanches; le soleil paraît pressé comme s'il avait trop souvent tenté en vain d'en chauffer l'eau, et quand il abandonne le lac, celui-ci, sans retard, passe du violet au noir, et l'on croit alors voir nager des truites de la même teinte: tristes elles aussi comme les mélèzes qui s'attendent, même en été, à la chute d'une avalanche, et comme les roches isolées qui, accrochées aux précipices, attendent en équilibre le coup de vent qui pourrait les jeter, comme si elles étaient en papier mâché, dans le lac où elles disparaîtraient à tout jamais.
Le Tomeo assombrit aussi ce qu'il reflète, et même le plus éclatant jour d'été prend dans ses eaux un caractère orageux: une menace qui transforme les cirrus en nimbus, réduit les heures de lumière et conseille un prompt retour à qui attend du lac, si ce n'est un signe de capitulation, au moins un signe d'amitié. Un geste au fond qui déchirerait la dure écorce de son isolement et prouverait que, à certains moments, le Tomeo sait aussi sourire.
Avant de disparaître dans les gorges striées de vert (ces pâturages mordillés par la faim printanière des chamois), ses affluents font entendre au loin la rumeur de l'eau qui tombe d'une terrasse sur laquelle pourrait très bien se trouver un autre lac (peut-être bleu et pétillant pour se distinguer du Tomeo): cette rumeur est renvoyée par les montagnes (parmi lesquelles se détache le Monte Zucchero, un nom trop doucereux pour ceux qui l'ont appelé Sasso Rosso ou, avec moins de bonheur, Pizzo Triangolo) et devient, renforcée, un son mélancolique en harmonie avec la nature, rarement joyeuse autour du Tomeo, même lorsqu'elle fleurit.
Lorsqu'elle quitte le lac, par contre, l'eau n'a plus de voix, comme si elle voulait garder pour elle un secret recueilli durant son cours vers la sortie du Tomeo: un secret confié à un lac qui rappelle celui décrit par Augusto Ugo Tarabori: "Celui-ci n'est pas un des lacs apprivoisés et pomponnés pour la joie des étrangers: à l'alentour souffle un sens tragique de la vie".